Quelques remarques sur un concept foireux de la rhétorique féministradikale
Dans nombre de médias, on peut lire ou entendre des déclarations de féministes (ou de journalistes se voulant féministes) parlant de « la société patriarcale ». Elles désignent ainsi la société actuelle, chose curieuse à première vue, et qui l'est aussi à la deuxième.
Un exemple entre mille : une petite rédactrice prétentieuse de Télérama
Dans le numéro 3652 de Télérama (18 au 24 janvier 2020), page 108, une certaine Mathilde Blottière écrit à propos d’une émission sur « La révolution Metoo » :
1) « c’est bientôt fini ce pouvoir patriarcal qui ne voit pas le mal dans la prédation sexuelle ? » (en exergue) ; on comprend ce que cette phrase « veut » dire : que « le patriarcat, c'est mal » ; mais ce qu'elle « veut dire », ce qu'elle signifie, est loin d'être clair : qu'est-ce donc, ou qui est-ce donc, que le « pouvoir patriarcal » qui trouve que la prédation sexuelle est une bonne chose ? S'agit-il réellement d'un « pouvoir » ? Ou s'agirait-il « du pouvoir » ?
2) « un peu de pédagogie sur les mécanismes bien intégrés du patriarcat ne nuit pas ».
Pour elle, journaliste quasiment inconnue (et qui mérite tout à fait de le rester), la notion de « patriarcat » est une évidence et s'applique sans problème à la société française actuelle.
Qu'en est-il vraiment ?
La domination patriarcale en France depuis le XIXème siècle
Les choses sont claires. En France, ça ne va pas du tout !
En 1880, les jeunes filles n’ont pas obtenu un enseignement secondaire spécifique (la loi Camille Sée n'a en effet jamais été votée).
En 1881, l’enseignement primaire n’est pas devenu obligatoire (ni gratuit) pour les filles, contrairement aux garçons (privilégiés).
Notons que l’accès à l’université leur était interdit, comme le montre le cas de Marie Curie, qui a été obligée d’aller faire ses études en Russie en 1887.
En 1925, les jeunes filles n’ont pas obtenu l’alignement de l’enseignement secondaire féminin sur l’enseignement secondaire masculin.
En 1944, les femmes françaises n’ont pas obtenu le droit de vote.
En 1965, les femmes mariées vivant en France n’ont pas obtenu l’indépendance financière et professionnelle (le droit de travailler sans l’accord formel de leur mari ; le droit d’avoir un compte en banque personnel sans l'accord de leur mari).
En 1971, les jeunes filles n’ont pas obtenu le droit de se présenter à l’École Polytechnique.
En 1975, les femmes vivant en France n’ont pas obtenu la dépénalisation de l’IVG.
Récemment, les travailleuses n’ont pas obtenu (grâce à l’Union européenne) le droit (basique, non dérogatoire) de travailler la nuit, tout comme les hommes.
On voit que de durs combats attendent encore le mouvement féministe français.
Note : à partir de « Les choses sont claires », il s’agit évidemment d’un discours antiphrastique ou antichronologique.
L'intérêt de la notion de patriarcat appliqué à la France actuelle : zéro
On pourrait avoir l’impression que le mouvement féministe actuel est dominé par de très jeunes femmes (16-20 ans), qui n’ont pas vécu assez longtemps pour connaître personnellement certains des changements ci-dessus énumérés. Elles ignorent qu’ils ont eu lieu, ou peut-être veulent les ignorer, dans une manœuvre rhétorique à laquelle elles ont fini par croire dur comme fer. Un des problèmes est que les journalistes (les médiacrates ?) trouvent plaisant cet étalage d'ignorances et lui assurent une large diffusion.
Bien entendu, il existe encore des inégalités de situation entre hommes et femmes (mais personnellement, contrairement aux journalistes « féministes », je ne considère pas comme inadmissible que parmi les bacheliers S qui font des études médicales, les femmes choisissent plus la pharmacie et les hommes plus la médecine ; en effet, il y a aussi des hommes qui choisissent pharmacie et des femmes qui choisissent médecine (il y a même des hommes qui optent pour les études de Lettres !) : il ne s’agit donc pas d’un « choix genré » mais d’une donnée de fait, résultat de choix individuels non contraints légalement, ni même par une hypothétique « pression sociale », ni, bien sûr, par le « poids de millénaires d'oppression patriarcale ».
En revanche, je pense qu’il n'existe plus (en France ; il n'en va pas de même dans nombre de pays notamment les pays musulmans) d'inégalités de statut, telles que l’absence de droit de vote ou l'absence d’un enseignement secondaire équivalent. C’est pourquoi il me semble bizarre de parler de la société actuelle comme d’une « société patriarcale ».
La société française du XIXème siècle était-elle « patriarcale » ?
Il est possible que le statut des femmes ait, en France, été au plus bas pendant la période où le droit civil était régi par le Code Napoléon (1804) et où la Révolution avait décidé l’exclusion formelle des femmes du droit de vote ; auparavant, le statut des femmes n’était probablement pas très élevé, mais le Code civil a certainement formalisé et systématisé une différence de statut qui pouvait parfois être surmontée antérieurement, au moins dans certains cas (veuvage féminin, notamment).
Pour autant, avait-on alors affaire à une société patriarcale ?
Le mot « patriarcal » renvoie, selon le Petit Larousse (2006), à « une société dominée par les pères » (par exemple la société romaine) ; il me semble que ce terme inclut aussi l'idée de domination par les pères les plus âgés (les « patriarches ». Cela correspond-il à la société française du XIXème siècle ?
Celle-ci était régie et dominée par les hommes majeurs (qu’ils soient célibataires, mariés sans enfants ou mariés avec enfants), surtout par les plus riches (grâce au suffrage censitaire jusqu’en 1848 ; de facto ensuite). Il me semble plus approprié de parler de « société androcratique », ou, pour utiliser un terme courant il y a quelques décennies mais tombé en désuétude : « phallocratique », ou, pour utiliser un terme plus courant, « machiste », avec un puissant biais ploutocratique.
Cette société ignorait en particulier un aspect caractéristique d'une société « patriarcale », la volonté d’avoir le plus d’enfants possibles : chacun sait que dès la fin du XVIIIème siècle, la France est le pays où la natalité s’effondre, à tous les niveaux de la société (même si les taux restent longtemps supérieurs à ceux d’aujourd'hui) ; la France, pays le plus peuplé d’Europe en 1794, est dépassée successivement par la Russie (1795), l’Allemagne (1866) puis la Grande-Bretagne (1911), malgré l’émigration importante que connaissent ces pays.
Pour ce qui est de la société actuelle, la dimension ploutocratique demeure, mais la domination masculine est bien moins marquée.
Sur l’évolution du mouvement féministe en France
Dans l’ensemble, il n’y a pas eu en France de mouvement féministe notable avant 1968 et l’apparition du MLF. En particulier, il n’y a pas eu de lutte pour le suffrage féminin, contrairement à l’Angleterre (ce qui peut expliquer le « retard » de la France sur ce point : en réalité, c’est la faute des femmes françaises si elles ont dû attendre 1944 ! Je rigole). Des avancées que j’ai énoncées plus haut, la plupart résultent d’une pression exercée à la fois par des femmes et des hommes « éclairés » (les républicains, les socialistes (Blum), les communistes, les gaullistes...) sur des hommes conservateurs (et probablement des femmes conservatrices, des femmes fières de leur statut d'infériorité : en 1945, certaines des femmes interviewées à l'occasion des premières élections de l'après-guerre exprimaient l'idée que le vote, ce n'était pas pour les femmes). Il s’agissait donc d’une pression sociale, pas d’une pression militante. On pourrait dire que tout cela a été « octroyé » (mais ce terme aurait une tonalité péjorative inadéquate).
Lorsque le MLF apparaît, le plus gros de l’égalité statutaire existe ; le MLF mènera ses combats contre l’inégalité de situation, ainsi que pour l’obtention du droit à l’IVG et pour faire reconnaître effectivement le viol comme un crime.
Dans l'ensemble, on pourrait dire que les femmes ont obtenu 90 % de ce à quoi elles ont droit. Mais ces 10 % manquants, qui souvent ne relèvent pas du statut et sont donc beaucoup plus difficiles à régler (par exemple, la place des femmes dans le CAC 40, mais aussi les violences conjugales) suscitent une exaspération chez un certain nombre d'activistes qui ne sont qu'une minorité (la majorité des femmes ne les suit pas), mais bénéficient d'une très bonne couverture médiatique (la de Haas, par exemple).
Il y a un changement de tonalité dans le mouvement actuel, une sorte de radicalisation théorique (ce que je qualifierais volontiers de « radikalisation »), fondée sur la croyance (rhétorique) que la situation actuelle des femmes est pire qu’il y a 50 ans (avant l’IVG et le MLF) – toute minimisation des problèmes étant assimilable à une sorte de délit intellectuel (voir par exemple l’affaire de la pétition Deneuve-Millet).
En fin de compte, l’objectif des mouvements féministes actuels (Osez le féminisme !, etc.) n’est pas tant de lutter pour améliorer la situation des femmes que de contraindre les femmes (et même les hommes) à « être féministes », c'est-à-dire à faire allégeance à la doxa féministradikale ; celles qui refusent sont considérées comme des traîtres à la cause (ou faut-il dire des traîtresses ?) ; ceux qui refusent ne trahissent certes pas leur « camp », mais ils « lèvent le masque », ils révèlent soit leur ignominie et sont donc considérés comme des « porcs », soit leur incompétence sociale de « has been » stupides et craintifs (Docteur Maboula : « Vous paniquez parce que votre monde est en train de s'effondrer » ; c'est un peu le discours de jadis et naguère des « marxistes-léninistes » de sinistre mémoire (Staline, Mao, Geismar et compagnie) à propos de la « petite bourgeoisie »). Il s’agit de créer un « champ idéologique » dans lequel « il sera interdit de ne pas faire (librement) allégeance à Mme de Haas et à ses consœurs ».
Complément (21 janvier 2020) : le patriarcat des sociétés mafieuses
L’association qu’établit Mathilde Blottière (suivant la doxa féministe radicale) entre « société patriarcale » et « prédation sexuelle » est-elle justifiée ? À voir. On peut penser au cas des sociétés de style mafieux, où la liberté des femmes est limitée, mais où elles ont une certaine protection (voir le début du Parrain : l’entrepreneur des pompes funèbres vient solliciter l'intervention du Parrain pour venger sa fille violée, dont les violeurs n’ont pas été condamnés par la justice ; effectivement, le Parrain commandite des représailles). Cet exemple n’est pas une preuve, mais une indication intéressante que notre société n’a pas grand-chose à voir avec quelque « patriarcat » que ce soit !
Complément (23 janvier 2020) : le patriarcat du régime de Vichy (les allocs)
Une société que l'on pourrait qualifier de patriarcale est celle que souhaitait et a en partie réalisée le régime de Vichy ; il est vrai que le régime de Vichy a laissé des traces : les allocations familiales, dont le caractère « patriarcal » ne saurait être nié (cependant, peu de féministes en demandent la suppression, quoique certaines les dénoncent pour la forme).
Complément (3 mars 2020) : la sélection des naissances mâles
Une caractéristique de sociétés que l'on peut qualifier de « patriarcales » consiste à opérer une sélection à la naissance (soit par avortement, soit par infanticide, soit par mauvais traitements) à l'encontre des bébés filles ; à ma connaissance, une telle pratique n'a jamais existé de façon notable en France, ni en général en Europe occidentale ; en revanche, elle est pratiquée de façon massive et désastreuse dans des pays aussi peu anodins que la Chine et l'Inde, où les générations sont systématiquement déséquilibrées (beaucoup plus d'hommes que de femmes) ; les « chercheuses féministes » ne devraient-elles pas y aller voir un peu ?
Complément (3 mars 2020) : les féministes qui soutiennent le voile islamique
Bien sûr, on peut signaler, mais sans trop insister, que les féministradikales défendent mordicus « la liberté des femmes musulmanes à porter le voile » (liberté qui n'est du reste pas remise en cause en France sauf dans des cas précis) : mais qu'est-ce que cette « liberté » qui consiste à reconnaître l'infériorité féminine dans le cadre d'un système authentiquement patriarcal : c'est la « liberté » de ne pas se soumettre au « patriarcat blanc occidental hétérosexuel » (de le« niquer ») en se soumettant à un patriarcat musulman souvent très envahissant... Car pour les féministradikales, il n'existe qu'un ennemi : le mâle blanc occidental hétérosexuel (MBOH), d'où la prétention de certaines de ces « subversives » à défendre à la fois le voile des femmes musulmanes et le mouvement queer : bel exemple d'intersektionnalité et d'abnégation, mais à sens unique, car les mâles musulmans sont des partisans inconditionnels de l'hétérosexualité la plus radicale.
Un slogan féministe inepte à l'université de Nantes
Sur une manifestation féministradikale de haine contre le MBOH, je renvoie à un slogan que j'ai pris en photo, avant qu'il soit « censuré » par le service de nettoyage, à la Faculté des Lettres de Nantes (lien), mettant dans le même pot de chambre, auprès du dessin d'une vulve(gaire), « les mecs cis et les racistes ». Anodin ? Non : une preuve que l'activisme féministradikal se manifeste « où il veut et quand il veut », mais surtout pour dire n'importe quoi.
Création : 15 janvier 2020
Mise à jour : 3 mars 2020 (compléments)
Révision : 1° décembre 2020
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 80. La bêtise du féminisme radikal : la « société patriarcale »
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2020/01/la-betise-du-feminisme-radikal-la.html