mercredi 3 octobre 2018

47. Sophie Rabau 3. Le viol de Carmen : analyse

Sur un développement de Sophie Rabau à propos de Carmen de Prosper Mérimée


Classement : littérature française ; féminisme 




Ceci est une suite de la page Sophie Rabau 2. Le viol de Carmen, dans laquelle je reproduis le passage de l’article de Rabau concernant Carmen.

Référence
*Sophie Rabau, « Des blancs qui en disent long », Le Nouveau Magazine Littéraire, n° 2, février 2018, pages 30-31

Analyse
Je ne me réfère ci-dessous qu’à ce que l’auteur énonce dans l’article, sans tenir compte du contenu du livre qu’il a consacré à Carmen (d’autant que je ne l’ai pas lu).
1) Un curieux rapport au texte en général, au texte de Mérimée en particulier
Rabau commence par une citation (« Carmen sera toujours libre ») dont la référence est très vague (« Carmen, de Prosper Mérimée »). Elle est effectivement extraite de Carmen : il s’agit d’une parole prononcée par Carmen elle-même, à la fin du roman (une page avant la fin du récit), et qui fait donc partie du « passage curieux » sur lequel Rabau affirme qu’ « elle est tombée » (ailleurs dans l’article, elle écrit que « Nausicaa tombe sur Ulysse complètement nu » : Que de chutes chez Mme Rabau ! En l’occurrence, la formule est tout à fait inappropriée : « tomber sur » signifie « trouver quelque chose par hasard » ou « rencontrer quelqu'un de façon imprévue ». Or Carmen est un texte dont l’édition ne pose pas de problème : donc, elle n’est pas « tombée sur un passage curieux », elle a simplement réinterprété un passage que toute personne lisant Carmen a pu lire (depuis 1847). Ou bien, cela signifie-t-il dire que Rabau n’aurait lu Carmen que récemment ? On pourrait le penser quand on la voit s’étonner
1) que chez Mérimée, Carmen soit mariée ;
2) que le dispositif littéraire de Mérimée soit un récit dans le roman, le récit que fait José Navarro à un narrateur à la première personne (archéologue amateur parcourant l’Espagne, un double de Mérimée). Cela donne l’impression que Rabau ne connaissait Carmen que par l’opéra de Bizet et qu’elle n’a pris connaissance que récemment de l’œuvre de Mérimée.

2) La rhétorique de Rabau
On peut se demander pourquoi elle emploie (à deux reprises) la formule «  Passons » :
« Carmen est mariée chez Mérimée, mais passons »
« chez Mérimée c’est José qui raconte à un autre homme l’histoire de la libre Carmen, mais passons de nouveau »
On emploie cette expression pour indiquer qu’on trouve quelque chose bizarre, mais qu’on ne va pas en parler parce qu’il y a des choses plus importantes à dire. En l’occurrence, il n’y a rien de « bizarre » dans ces deux points !
Par ailleurs, elle joue le rôle de la « candide » :
« sans que je parvienne à me l’expliquer et sans que Mérimée se soucie de justifier ce curieux revirement, Carmen accepte de suivre José avec une docilité dont elle n’est pas exactement coutumière »
Ceci tout en utilisant un bien peu utile superlatif :
 « ce changement d’humeur de Carmen est sûrement l’un des plus mal motivés de la littérature mondiale ».
Sûrement… D’autant plus sûrement que cette phrase ne veut rien dire.

3) Une présentation biaisée des événements du récit
« elle est amoureuse d’un autre, un picador nommé Lucas, et envisage de se libérer un peu plus en réglant son compte à José, devenu encombrant »
En fait, elle a fait une seule fois cette menace à José, et cela a eu lieu avant la rencontre de Lucas (qui ne s'appelle pas Escamillo chez Mérimée, mais passons...).
« Carmen se rend dans une maison que José connaît – drôle de manière d’échapper à un amant jaloux et violent que de se rendre là où il peut vous trouver »
En fait, ils se sont quittés à Séville ; José est parti en expédition tandis que Carmen venait à Cordoue ; elle n’a pas de raison de supposer que José est finalement venu à Cordoue la chercher ; la remarque de Rabau n’a aucun intérêt. Par ailleurs, jusqu'à ce moment du récit, il n'y a pas eu de violence de José envers Carmen.

4) Une théorie littéraire dépassée
Le passage consacré à Carmen repose sur une analyse psychologique du personnage de Carmen : Rabau estime que le « comportement » de Carmen à la fin du récit (soumission à José) est contradictoire avec son « caractère » (goût de la liberté, etc.). Je retrouve là les analyses qu'on avait à faire au lycée quand on devait étudier le « caractère » de tel ou tel personnage des pièces de Molière, Racine ou Corneille. Il me semble que ce point de vue (qui était justifié sur un plan pédagogique) était déjà obsolète dans la théorie de la littérature de cette époque.
En fait, l’analyse du « caractère » d’un personnage suppose que ce personnage a ou pourrait avoir un référent dans la réalité. Rabau se place sur ce plan en cherchant quel acte réel a pu provoquer un aussi grand changement dans le « caractère » de Carmen.

5) Une hypothèse mal étayée
Rabau nous dit que l’événement explicatif (occulté par Mérimée : « Il est temps de sortir hors du blanc narratif où l’a enfoui Mérimée ce récit absent qui rend tout tristement cohérent ») est le viol de Carmen (« Carmen a été violée ») par José (« dans Carmen, c’est le violeur qui raconte l’histoire et [...] il ne va sans doute pas donner cette explication »).
Pour mieux étayer son propos, Rabau utilise la description par Virginie Despentes d’un viol qu’elle aurait subi pour prouver qu’au cours d’un viol, une femme est totalement réduite à l’impuissance.
Cela suppose :
a) Que Despentes a réellement été violée (ce que Rabau ne prend pas la peine d’indiquer) ;
b) Que toute femme violée se comporte comme celle du récit de Despentes (elle pourrait prendre un couteau, mais est incapable de le faire) ;
c) Que l’impuissance au cours du viol se prolonge après le viol.
Il est évident que ce récit de Despentes n’a aucune valeur pour prouver quoi que ce soit en ce qui concerne Carmen.

A suivre
*Le récit de Mérimée



Création : 3 octobre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 47. Sophie Rabau 3. Le viol de Carmen : analyse
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/10/sophie-rabau-3-le-viol-de-carmen-analyse.html








lundi 1 octobre 2018

46. Guillaume Erner, les livres et les bouquins

A propos d’une remarque de Guillaume Erner sur les bibliothèques universitaires françaises et américaines


Classement :




Référence
*Guillaume Erner, « Les étudiants cuisinés à la sauce mépris », Charlie Hebdo n° 1341, 4 avril 2018, page 7

L’auteur
Né en 1968; Docteur en sciences sociales, animateur des Matins de France Culture, chroniqueur à Charlie Hebdo depuis 2015.

Document 1 : Guillaume Erner à propos des bibliothèques universitaires françaises et américaines
Je cite le début de l’article :
« Si vous pensez que l’université française est pauvre, c’est que vous n’êtes jamais allé dans une faculté américaine. Parce que si tel était le cas, vous sauriez que nos établissements ne sont pas pauvres, mais misérables. A la base, il y a un problème de budget : un étudiant français « coûte » de huit à dix fois moins cher que son camarade américain. Et cela se voit : le test comparatif de deux bibliothèques universitaires ne laisse aucun doute sur ce point. Aux Etats-Unis, dans la plus humble des facs, des milliers de livres, en accès libre. En France, des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet. ».

Document 2 : photographies d’une bibliothèque universitaire française
Il s’agit de la BU Lettres de l’université de Nantes, photos prises le 11 avril 2018 :
1) salle 21 (une des quatre grandes salles de cette bibliothèque, celle consacrée à l'histoire)

2) revues en accès libre.

Analyse
Ces deux photos démentent la phrase d’Erner « En France, des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet » : dans la BU d’une université moyenne, on trouve des centaines de livres consacrés à la discipline « histoire » et des dizaines de revues en accès libre.
Ajoutons qu’à l’université de Nantes, il y a aussi une bibliothèque de section d'Histoire qui offre d’autres centaines d’ouvrages en accès libre (mais dans un espace moins confortable? plus restreint).
Quant aux autres sections, elles bénéficient aussi de rayonnages raisonnablement garnis.
Pour ce que j’en sais, il en va de même dans les autres universités.

Commentaire
Erner a donc écrit une sottise sur les BU françaises ; ce qu’il évoque, c’est la bibliothèque d’une école primaire des années 1950 ou la « bibliothèque de classe » d’une classe de lycée dans les années 1960 (deux choses que j’ai personnellement connues) : pas une bibliothèque actuelle de collège ou de lycée, et bien entendu pas une bibliothèque universitaire actuelle.
Il est possible que les BU françaises soient en moyenne moins dotées que les BU américaines ; mais de là à présenter cet écart en des termes aussi ineptes…
Quel but recherche Erner en énonçant de telles âneries dans Charlie Hebdo ?

Note 1
Du reste, est-ce qu’un étudiant américain coûte vraiment dix fois plus cher qu’un étudiant américain ? (Notons que son admiration inconditionnelle pour les Etats-Unis, où il voit « des livres » alors qu’en France, il ne voit que « des bouquins », l’amène à omettre un détail : l’endettement massif des étudiants américains).
Note 2
Erner dira peut-être pour sa défense que l’université de Nantes n’est pas « la plus humble des facs » françaises. Dans ce cas, il lui revient de prouver qu’il existe en France des BU où on ne trouve que « des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet » !



Création : 1° octobre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 46. Guillaume Erner, les livres et les bouquins
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/10/guillaume-erner-les-livres-et-les.html