samedi 3 mars 2018

34. Sur le relativisme

Quelques remarques sur le relativisme, à propos d’un texte de Gérard Fourez, épistémologue belge


Classement : épistémologie ; relativisme


Référence
*Gérard Fourez, Véronique Englebert-Lecomte et Philippe Mathy, Nos savoirs sur nos savoirs, Bruxelles, De Boeck Université, 1997, pages 76-77, passage cité dans :
*Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 (référencé dans : Livre de Poche, « Biblio Essais », page 151)

Présentation
Le livre de Fourez est un dictionnaire de vulgarisation épistémologique d'orientation relativiste, courant selon lequel la « vérité » n’est que ce sur quoi les gens dans certains lieux sont d’accord à moment donné (j’ai mis en gras les expressions connotant ce point de vue).
L'ouvrage de Sokal et Bricmont critique ce point de vue dans un chapitre intitulé « Le relativisme cognitif en philosophie des sciences » (pages 89-154) ; à la fin de ce chapitre, sont donnés quelques exemples concrets, notamment l'article « Fait » dans l'ouvrage de Fourez, entrée que je reproduis ci-dessous.

Citation
« Fait
Ce qu’on appelle généralement un fait est une interprétation d’une situation que personne, à ce moment-là du moins, ne veut remettre en question. Il faut se rappeler que, comme dit le langage courant, un fait s’établit, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un modèle théorique qu’on prétend approprié.
Exemple : Les affirmations : « L’ordinateur se trouve sur le bureau » ou : « Si l’on fait bouillir de l’eau, elle s’évapore », sont considérées comme des propositions factuelles en ce sens que personne ne veut le* contester à ce moment-là. Il s’agit de propositions d’interprétations théoriques que personne ne remet en question.
Affirmer qu’une proposition rejoint un fait (c'est-à-dire a le statut de proposition factuelle ou empirique), c’est prétendre qu’il n’y a guère de contestation dans* cette interprétation au moment où l’on en parle. Mais un fait peut être mis en question.
Exemple : Pendant des siècles, on a considéré comme un fait que chaque jour, le Soleil tournait autour de la Terre. L’apparition d’une autre théorie comme celle de la rotation diurne de la Terre sur elle-même a entraîné le remplacement du fait précité par un autre : « La Terre tourne sur elle-même chaque jour. »
Note
Les mots marqués d’un astérisque ne paraissent pas adéquats à la phrase où ils se trouvent : « le » (au lieu de « les », puisqu’il s’agit de deux « propositions »), « dans » (au lieu de « de » : « il n’y a guère de contestation de cette interprétation »). S’agit-il d’erreurs de l’original ou de la citation ? Cela reste à vérifier.
On a tout de même l'impression que Fourez écrit comme un pied.

Commentaire
Sokal et Bricmont écrivent : « Quelle confusion entre faits et connaissance ! » (ce n’est que le début de leur analyse).
Effectivement, le texte de Gérard Fourez est assez confus.

Proposition (a) : présence d’un objet en un lieu donné
Il me semble qu’il s’y trouve une confusion majeure : l’énoncé (a) « L’ordinateur se trouve sur le bureau » n’est absolument pas une « proposition d’interprétation théorique », c’est la description d’une situation banale (par exemple, la réponse à une question « Où est l’ordinateur ? »). Si la situation est telle que la personne qui répond montre en même temps à celle qui demande l’endroit où l’ordinateur se trouve, que le demandeur peut lui-même le voir, et même le prendre en main pour l’emporter, on peut appeler cela un fait d’observation vérifiable de façon immédiate. Dans ce genre de problème (où se trouve le livre que je lisais ce matin ? où ai-je mis la clef de la maison ? etc.), il n’y a nullement besoin de la présence de deux personnes pour que « le fait soit établi ».
On pourrait (ou devrait ?) peut-être réserver le nom de « fait » à ce type de situations.

Proposition (b) : évaporation de l’eau
Qu’en est-il de l’énoncé (b) « Si l’on fait bouillir de l’eau, elle s’évapore » ?
La phrase étant formulée telle quelle, elle ne décrit pas une situation effectivement présente, mais une situation potentielle (hypothétique, mais facilement réalisable) dont le résultat sera vérifié dans tous les cas. Chacun sait (ou peut facilement apprendre) que si on fait bouillir de l’eau trop longtemps, elle finit par disparaître, par « partir en vapeur », ne laissant au fond du récipient qu’un résidu blanchâtre. Ce fait bien connu est interprété comme « évaporation de l’eau », le résidu blanchâtre étant interprété comme « éléments minéraux qui étaient présents dans le liquide évaporé ». L’énoncé (b) correspond donc à une interprétation, plutôt qu’à un fait, mais il peut assez facilement être assimilé à l’énoncé d’un fait d’observation vérifiable de façon immédiate.

Propositions (c) et (d) : mouvements de la Terre et du Soleil
En revanche, les énoncés (c) « Le Soleil tourne autour de la Terre » et (d) « Le Soleil est fixe et la Terre tourne sur elle-même chaque jour. » ne correspondent pas à des faits vérifiables de façon immédiate, étant donné la distance (quelle qu'elle soit) de la Terre au Soleil.
En revanche, il est possible de produire un énoncé (e) concernant ce sujet, qui corresponde à un fait, à condition d’introduire un élément circonstanciel : « Nous pouvons voir chaque jour le Soleil se déplacer d’Est en Ouest dans le ciel » (très exactement : en regardant à des intervalles suffisants, notamment du matin au soir, nous pouvons voir que le Soleil s'est déplacé dans le ciel ; sous réserve qu’il n’y ait pas de nuages épais* ; mais la clarté diurne indique la présence du soleil à sa place habituelle). Cet énoncé est absolument vrai : il était vrai durant la Préhistoire*, durant l’Antiquité* ; au Moyen Age ; il reste vrai aujourd’hui. Il est vérifiable de façon immédiate, avec une limitation, puisqu’il ne concerne qu’un seul sens (la vue, qui s’exerce à distance), pas le toucher (qui ne peut s’exercer qu’à proximité).
En conséquence, les énoncés (c) et (d) ne sont pas des « faits », mais des interprétations, dont, en l'occurrence, la vérification est difficile : la première est une interprétation d’évidence (« puisque nous pouvons voir le soleil se déplacer dans le ciel, c’est qu’il se déplace effectivement dans le ciel »), à laquelle s’ajoutent des considérations plus élaborées sur la trajectoire (circulaire) de l’astre ; la seconde est une interprétation complexe (« bien que nous puissions voir le soleil se déplacer dans le ciel, ce n'est pas lui qui se déplace, mais la Terre qui tourne sur elle-même »), qui suppose la fixité du Soleil, la révolution de la Terre autour de lui (cycle annuel) et la rotation de la Terre sur elle-même (cycle journalier).
Ce qui a été « mis en question » par Copernic, au XVIème siècle, ce n’est donc pas un fait (Copernic ne nie pas qu’on voie le Soleil se déplacer dans le ciel), mais l’interprétation traditionnelle de ce fait. Il a effectué cette mise en question parce que l’interprétation (c) (le système de Ptolémée : la Terre au centre) posait de plus en plus de problèmes par rapport à des observations astronomiques précises sur la marche des autres planètes et que l’interprétation (d) (le Soleil au centre), malgré son opposition à l’évidence, permettait de ne pas rencontrer ces problèmes. L'interprétation de Copernic a ensuite été corrigée (Kepler : les orbites des planètes ne sont pas circulaires, mais elliptiques ; etc.) et même corroborée (par exemple, par l'expérience du pendule de Foucault).

Notes (17 mars 2018)
*Le corollaire du déplacement apparent du Soleil dans le ciel est le déplacement des ombres au cours de la journée ; dans ce cas, on a affaire à un fait qu'on peut énoncer directement : « Les ombres se déplacent au cours de la journée » (et pas seulement : « Nous voyons les ombres se déplacer au cours de la journée »).
*Durant la Préhistoire : comme le montrent certaines dispositions de monuments mégalithiquess en rapport avec le lever du Soleil au solstice d'hiver ou d'été, les hommes de cette époque non seulement voyaient le Soleil se déplacer au cours de la journée, mais avaient aussi constaté le déplacement nord-sud de sa trajectoire au cours de l'année)
*Durant l'Antiquité : comme le montre l'usage des cadrans solaires.

Complément
Le cas de l'histoire : les faits observables de façon documentaire
En ce qui concerne l’histoire, on a surtout affaire à des faits observables de façon documentaire*.
Dans ce domaine, l’énoncé correspondant à un fait observable de façon immédiate est : « il existe un document localisable et consultable qui indique que tel événement s’est produit dans telles conditions ». L’interprétation, en tenant compte 1) de la valeur du document (il peut s’agir d’une biographie, ou bien d’un acte de naissance) 2) de l’existence d’autres documents corroborant ou contredisant* cet énoncé, permet de dire que « (sous réserve de la découverte d’autres documents), tel événement s’est produit dans telles conditions ».
Notes
*Les documents peuvent être textuels (souvent), mais aussi archéologiques, géologiques (fossiles), etc.
*Par exemple, en ce qui concerne la naissance de Frédéric Chopin, il existe un acte de naissance (du 23 avril 1810) qui donne la date de naissance du 22 février 1810 ; il existe aussi des documents (lettres familiales) attestant que l’anniversaire de Chopin était célébré le 1° mars. 
On a donc ici affaire à des faits contradictoires, de sorte que l'interprétation devient problématique. 
La date généralement retenue par les biographes est le 1° mars, mais si on veut être objectif, scientifique, il est nécessaire d'indiquer l’existence de documents contradictoires (ce n'est certes pas très important, c'est juste un exemple).



Création : 3 mars 2018
Mise à jour : 25 mai 2018
Révision : 2 septembre 2020
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 34. Sur le relativisme
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.fr/2018/03/sur-le-relativisme.html