vendredi 24 avril 2020

90. Les accidents de la circulation font-ils croître le PIB ?

Quelques remarques sur une erreur récurrente de la pensée économique critique


Classement : économie ; PIB ; croissance




Référence 1
*Jacques Littauer,  « Le PIB nous rend aveugle », Charlie Hebdo, n°1447, 17 avril 2020, page 3.
Texte
 « Lorsque je suis à l’arrêt dans un embouteillage, je ne peux pas avancer, mais je contribue à la croissance ! ».

Référence 2
*Cyril Dion, « Quel avenir pour la Convention Citoyenne pour le Climat ? », France Inter, Le téléphone sonne, 23 avril 2020
L’auteur
Selon la page de l’émission (lien), Cyril Dion est « auteur, réalisateur et militant écologiste, garant de la Convention Citoyenne pour le Climat »
Texte
« Lorsque vous avez un accident de voiture, vous faîtes croître le PIB. »

Analyse
Nous avons ici affaire à une idée reçue dans les milieux écologistes à orientation de gauche et dans les milieux de gauche à orientation écologiste. Cette idée est pourtant fausse. Cela ne signifie pas que l’on ne doive pas « critiquer » le concept de PIB, mais, pour cela, il vaudrait mieux utiliser des arguments fondés.

1) les accidents de voiture
a) démonstration élémentaire
Je vais d’abord supposer qu’il n’existe pas d’assurance automobile et que d’une période de référence à la suivante, le revenu du conducteur concerné est fixe.
Il est évident que si ce conducteur doit payer 1 000 euros de réparations, son revenu disponible (ressource) diminue de 1 000 euros qu’il ne pourra pas dépenser à autre chose (par exemple, pour expliciter la situation, un séjour d’alpinisme à l’UCPA de Chamonix, dépense dont objectivement il peut très bien se passer).
Au total, le PIB a été légèrement modifié sur le plan qualitatif, mais sur le plan comptable, son montant (N milliards d’euros) n’a pas changé.
Donc, cet accident de voiture n’a généré aucune augmentation du PIB, aucune « croissance ».

b) le rôle de l’assurance
Dans un pays comme la France, les risques automobiles sont presque totalement mutualisés (pas complètement, puisqu’il existe la franchise pour les conducteurs responsables, et que certains conducteurs ne sont assurés qu’« au tiers », c'est-à-dire seulement pour les dégâts occasionnés à autrui).
Mais cela ne change pas fondamentalement les choses. Cela signifie qu’il ne faut pas envisager chaque accident séparément, mais la totalité des accidents intervenus dans une période de référence. Le coût de ces accidents constitue une dépense des sociétés d’assurance, en fait une « perte de ressource » qu’elles ne pourront pas « dépenser » à autre chose (ristournes aux assurés, versements de dividendes, placements mirifiques, etc.). Par conséquent, la dépense globale des réparations, achats de véhicules neufs, etc. est neutralisée par cette perte. Le PIB ne change pas.

2) l’essence brûlée inutilement
a) les embouteillages
Nous admettrons de nouveau que d’une période de référence à la suivante, le revenu du conducteur concerné est fixe.
Ici, intervient le fait, tout à fait contingent, que pour un conducteur, la consommation d’essence dans un embouteillage représente rarement plus de quelques centimes. Néanmoins, si on fait la somme de toute ces consommations inutiles, on arrive sans doute à plusieurs milliers d’euros dans une période donnée. D'autre part, si on se place d'un point de vue théorique, même une perte de 1  centimes est une perte réelle (d'ailleurs, les comptables font leurs calculs au centime près, sur plusieurs milliers, millions, ou milliards d'euros !).
Ces milliers d’euros « partis en fumée » dans les embouteillages privent les conducteurs (dans leur ensemble) d’une ressource qu’ils ne pourront pas dépenser autrement ; en pratique, pour réaliser des besoins de déplacement identiques, ils devront dépenser un supplément en essence égal à la perte représentée par la consommation au cours des embouteillages, et seront privés de cette somme pour d’autres dépenses. Au total, le PIB ne change pas sur le plan comptable, mais est légèrement modifié sur le plan qualitatif.

b) la consommation moyenne des automobiles
Ce raisonnement s’applique d’ailleurs à la consommation moyenne des automobiles : le PIB n’augmente pas parce que votre nouvelle voiture consomme 9 litres aux 100 km, alors que la précédente consommait 6 litres aux 100 ; il ne diminue pas non plus ; mais la structure de votre consommation et la structure qualitative du PIB se trouvent modifiée). Il ne diminue pas non plus si vous achetez une voiture consommant moins que la précédente.

Commentaire
Pour quelle raison cette idée « Lorsque vous avez un accident de voiture, vous faîtes croître le PIB. » est-elle devenue aussi « populaire » ?
Il y a sans doute l’action d’un biais cognitif (à déterminer).
Il est évident que les accidents de la route génèrent une activité de réparation. Conclusion : bon Dieu, mais c’est…. Bien sûr… Ça augmente le PIB ! Gloria Alléluia ! Le capitalisme n’a qu’à bien se tenir !
Un élément du raisonnement a été opportunément shunté : quelles conséquences ont les dépenses de réparations sur le budget d'un ménage ? (C’est un grand classique du raisonnement économique « de gauche », mais le raisonnement économique « de droite » n’est pas non plus exempts d’oublis opportuns, ils sont simplement différents).
Il y a donc une certaine puérilité dans ce raisonnement, alors que tout le monde dispose par expérience quotidienne des éléments nécessaires (contrairement, par exemple, à un raisonnement sur la marche du Soleil et de la Terre, où l’expérience quotidienne ne suffit pas).

Cela étant dit, il y a certainement  lieu de procéder à une critique réelle (et non pas puérile) des notions de PIB et de croissance.

Compléments (5 mai 2020)
1) Le raisonnement ci-dessus n'est valable que « toutes choses égales » (mes revenus d'une part ; l'offre de travail approprié d'autre part). En revanche, si je décide, pour compenser la perte due à l'accident, de « travailler plus pour gagner plus » ou si ma demande de réparations génère une activité supplémentaire (chose possible), il y aura possibilité d'une croissance du PIB. Mais cela n'est pas spécifique aux accidents de la route  ! 
2) Du reste, ce ne sont pas « les accidents de la route » qui génèrent de l'activité, mais la volonté de « réparer », ce qui entre dans le cadre de l'amortissement du capital, donc une activité normale dans tout système économique.
3) Curieusement, ceux qui dénoncent le PIB au nom des accidents de la route sont tout à fait partisan de  « réparer plutôt qu'acheter du neuf » (ce qui est légitime) : mais il faut reconnaître qu'ils devraient aussi reprocher aux réparations de  « faire croître le PIB » ! 
Tout cela repose sur une incompréhension de l'économie capitaliste, une façon moralisatrice de la voir, ici avec une orientation « de gauche » (mais il est clair qu'il y a aussi une façon moralisatrice « de droite » de ne pas comprendre correctement l'économie  capitaliste, par exemple lorsque quelqu'un défend inconditionnellement le niveau des plus hautes rémunérations - on ne peut plus parler de « salaires »).

Complément (6 mai 2020)
4) On peut admettre que tout accident (pas seulement de circulation) génère, outre des dégâts humains (blessures, décès), des dégâts matériels qui peuvent être considérés comme « perte en capital » ; mais pour l'établissement du PIB, on ne peut pas tenir compte des ces pertes en capital qui touchent des biens de consommation ; s'il n'y a ni achat, ni réparation (ce qui arrive), le calcul du PIB ne subit aucune conséquence du fait d'une perte en capital non répertoriée (contrairement aux pertes en capital des entreprises qui sont comptabilisées et peuvent donc être enregistrées statistiquement).

À venir
*PIB et croissance



Création : 24 avril 2020
Mise à jour : 6 mai 2020 (complément)
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 90. Les accidents de la circulation font-ils croître le PIB ?
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2020/04/les-accidents-de-la-circulation-font.html







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire