lundi 18 novembre 2019

69. L'imbécillité des sociologues : « Il faut six générations pour sortir de la pauvreté »

Quelques remarques sur un lieu commun récent de la sociologie médiatique


Classement : pauvreté ; sociologie ; médias




Référence
*« Aux sources du malheur français », Répliques, France Culture, samedi 2 novembre 2019 : avec Denis Olivennes et Pierre Vermeren.
*Jacques Littauer, « Le MEDEF veut l’égalité ! », Charlie Hebdo, 13 novembre 2019, page 5
*Nicolas Bouzou, « Patrimoine de Bernard Arnault : "Ne pas verser dans la démagogie" », Marianne, 20 mars 2020, page 57 (voir en bas de page, ajout du 21 mars 2020)

Textes
1) Au cours de l’émission d’Alain Finkielkraut, un des invités (sans doute Olivennes) profère la phrase suivante : « Savez-vous qu’il faut six générations pour qu’un enfant de famille pauvre sorte de la pauvreté. Donc, l’ascenseur social ne fonctionne plus, parce que l’école ne joue pas son rôle, etc. etc. ».
2) Dans Charlie Hebdo, Jacques Littauer écrit : « il faudrait dans notre pays, pas moins de 180 ans afin qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen » et un peu plus loin « selon l’OCDE, il faudrait six générations pour que les arrières-arrières-arrières-petits-enfants de Fatima, femme de ménage à Aubervilliers […] deviennent instituteurs, commerciaux ou secrétaires. Six générations, c’est trrrrrès long. »

Analyse
Cette assertion s’appuierait donc sur « une étude de l’OCDE » (non précisée).
C’est assez curieux, car, telle qu’elle est énoncée, cette phrase ne veut rien dire. En effet, on pourrait imaginer en l’entendant qu’après cinq générations ayant vécu dans la pauvreté (au sens statistique), la 6ème génération accède miraculeusement à un niveau supérieur. Cela fait penser au principe de la technologie shadok : « Ils avaient calculé qu’ils avaient une chance sur un million de réussir et ils se dépêchaient de rater leur 999 999 premiers essais pour arriver au 1 000 000ème. » (dans le cas présent, on se contenterait de « 5 essais ratés »).
Il est évident que l’OCDE n’a pas le recul suffisant pour savoir ce qui se passe au bout de 6 générations, soit comme l’indique Littauer, 180 années (ou à la rigueur 150 si on considère que deux générations successives sont séparées par 25 ans), une étude remontant à 1870, voire 1840, n’ayant pas grand sens. Il faut se référer à une période assez homogène et assez récente, par exemple, la période qui suit la Seconde Guerre mondiale.
Comment dans ce cadre comprendre cet énoncé, s’il veut réellement dire quelque chose ?
Je suppose qu’il signifie qu’en examinant une génération donnée de cette période (celle des années 1970 par exemple), on a constaté 25 ou 30 ans plus tard que, parmi les enfants de familles pauvres de 1970, 1/6ème (16,6 %) étaient sortis de la pauvreté ; de même (en moyenne) pour les générations pour lesquelles on pourrait avoir des données sur 30 ans (soit jusqu’aux enfants nés en 1985).

Commentaire
Il est clair que transcrire cette donnée sous la forme « il faut 6 générations pour… » ou « il faut 180 ans pour … » est sans intérêt pédagogique puisque cela occulte et déforme la donnée initiale.
En tout état de cause, contrairement à Olivennes, on ne peut pas tirer de cette donnée la conclusion que « l’ascenseur social ne fonctionne plus » : il concernerait 16 % des « pauvres », on peut considérer que c’est trop peu, pas que ce n’est rien ! (Olivennes, s’il s’agit bien de lui, qui est issu d’une famille de grande bourgeoisie, et est lui-même un très grand bourgeois, est vraiment touchant quand il  se penche avec tant d’attention sur le sort des « pauvres », dame patronnesse du 21ème siècle en quelque sorte).

Commentaire 2
Il est probable que cette assertion sur le devenir des enfants pauvres a aussi pour objet de déplacer la dénonciation du système socio-économique (qui génère la pauvreté et dans le fonctionnement duquel les « Olivennes » ont un rôle essentiel) à un élément du système (l’école, les « profs ») qui ne serait pas capable de faire accéder les enfants pauvres à la richesse. Ce qui est grave, dans l'esprit des dames patronnesses actuelles, ce n’est pas l’existence de familles pauvres, c’est que les enfants de ces familles n’aient pas « les mêmes chances » que les autres (mais il se trouve que l’inégalité des chances est un élément constitutif de la pauvreté !).

Ajout (21 mars 2020)
Dans ce texte, Nicolas Bouzou reprend la formule des « six générations », mais pour une fois avec une mention concernant ce qui se passe à l'étranger : « D'après l'OCDE, six générations sont nécessaires pour que les enfants issus des familles les plus pauvres atteignent le revenu moyen, contre quatre ou cinq générations en moyenne dans les autres pays. » La formule « quatre ou cinq générations en moyenne dans les autres pays » n'est pas d'une grande rigueur scientifique (quels pays au juste ? que signifie une « moyenne » qui en pourcentage varie (par rapport à la France prise comme « base 100 ») entre 66 % et 83 % ? Cela signifie qu'il y a probablement des pays qui sont à 90 % par rapport à la France, ce qui n'est pas un écart très significatif.



Création : 18 novembre 2019
Mise à jour : 21 mars 2020
Révision : 10 décembre 2019
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 69. L'imbécillité des sociologues : « Il faut six générations pour sortir de la pauvreté »
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2019/11/limbecillite-des-sociologues-il-faut.html








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