Classement :
littérature grecque ; féminisme
Ceci est
une suite de la page Le
cas Sophie Rabau : Ulysse et les sophismes de Sophie, dans lequel j'étudie une question posée par Mme Rabau : Ulysse n'aurait-il pas violé Nausicaa au chant VI de l'Odyssée ?
Je m'intéresse maintenant le coeur de son article : Carmen n'aurait-elle pas été violée, elle aussi (à moins que ce ne soit Carmen).
Je m'intéresse maintenant le coeur de son article : Carmen n'aurait-elle pas été violée, elle aussi (à moins que ce ne soit Carmen).
Référence
*Sophie
Rabau, « Des blancs qui en disent long », Le Nouveau Magazine
Littéraire, n° 2, février 2018, pages 30-31
L’auteur
Il est présenté par le magazine comme
« enseignante-chercheuse à l’université Paris-III » et auteur des
ouvrages suivants : « B. comme Homère, L’Invention de Victor B., et
tout récemment Carmen pour changer » (Victor B. = Victor Bérard).
Sur le site de l’université Paris-3 (lien), on apprend qu’il est « directeur de recherche en
littérature comparée ». Ses « domaines de recherche » sont
définis comme suit: « Théorie littéraire et littérature antique
gréco-latin[e], en particulier théorie de l'interprétation et de la philologie
classique, théorie des textes possibles et critique créative, intertextualité.
Poétique du récit. »
Présentation
de l’article
Dans cet article, Rabau prétend découvrir que nombre
d’héroïnes célèbres de la littérature ont subi un viol, occulté par l’auteur,
mais détectables grâce à des indices ténus. Elle conclut en lançant un nouveau
hashtag #balancetonporcdanslafiction, qui est, je l’espère, d’un trait
d’humour ; mais le reste de l’article semble tout à fait sérieux (ou alors
elle cache bien son jeu).
Pour sa démonstration, elle s’appuie principalement
sur Carmen de Prosper Mérimée, qu’elle analyse assez
longuement : selon elle, le texte de Mérimée révèle (négativement) que
Carmen a certainement été violée par don José.
Texte 1 : la démonstration par Rabau du viol de Carmen
En gras : les passages particulièrement intéressants
« C’est
entendu, « Carmen sera toujours libre (1) ». Tellement libre qu’elle
préfère mourir, tuée par don José, son amant, plutôt que renoncer à sa liberté
chérie. Des esprits chagrins pourraient
faire remarquer qu’il est des manières plus heureuses et surtout plus…
libres d’être libre. Cette mort est fatale, tragique, inévitable. Carmen se
soumet au destin, auquel elle ne peut échapper. Etrange liberté, mais c’est là
toute la tragédie de Carmen : pour rester libre, elle doit mourir, elle
n’a pas le choix.
Elle
n’a pas le choix ? Je le croyais,
moi aussi, jusqu’à tomber sur un curieux passage de la nouvelle de Mérimée,
un de ces moments que l’on passe un peu vite pour arriver à la grande scène
finale : don José, le poignard, la mort. Carmen, à ce point du récit, est
pour le coup vraiment libre : elle s’est libéré de son mari, Garcia dit le
Borgne (Carmen est mariée chez Mérimée,
mais passons), tué par José sur son insistante suggestion : elle est
amoureuse d’un autre, un picador nommé Lucas, et envisage de se libérer un peu
plus en réglant son compte à José,
devenu encombrant. En attendant elle part aux courses de taureaux. Mais
voici qu’à Cordoue Lucas est victime d’un accident de corrida – on ne sait pas
s’il vivra.
UN
CURIEUX REVIREMENT
A
partir de là, tout devient étrange, si l’on s’en tient au récit de José (chez Mérimée c’est José qui raconte à un
autre homme l’histoire de la libre Carmen, mais passons de nouveau). Carmen
se rend dans une maison que José connaît – drôle
de manière d’échapper à un amant jaloux et violent que de se rendre là où
il peut vous trouver. Alors sans que je
parvienne à me l’expliquer et sans que Mérimée se soucie de justifier ce
curieux revirement, Carmen accepte de suivre José avec une docilité dont elle
n’est pas exactement coutumière : « Vers deux heures du matin, Carmen
revint, et fut un peu surprise de me voir. – Viens avec moi, lui dis-je. –Eh
bien ! dit-elle, partons ! – J’allai prendre mon cheval, je la mis en
croupe, et nous marchâmes tout le reste de la nuit sans nous dire un seul
mot. »
La
rebelle suit José sans un mot sur son cheval ; un peu plus bas, la
bohémienne éprise de liberté ne fuit pas quand José lui en donne
l’occasion ; la menteuse, « qui a toujours menti », dit José, ne
veut pas, dit-elle, « se donner la peine de faire quelque mensonge ».
Carmen la joue déprimée : « A présent, je n’aime plus rien, et
je me hais pour t’avoir aimé. » Dont acte : Carmen, qui la veille
assistait toute joyeuse à une course de taureaux, n’aime plus personne.
Pour
tout dire, ce changement d’humeur de
Carmen est sûrement l’un des plus mal motivés de la littérature mondiale.
Pourquoi ne part-elle pas ? Parce que, dit José, « elle ne voulait
pas que l’on pût dire que je lui avais fait peur ». Mais depuis quand José
fait-il peur à Carmen ? Et d’ailleurs quel est ce « on » ?
Qui donc pourrait dire que Carmen a eu peur ? Aucun témoin n’assiste à la
scène. Pourquoi ne ment-elle pas ? Car elle ne veut pas s’en donner la
peine. Mais depuis quand Carmen a-t-elle de la peine à mentir ? Mérimée
met tout de suite une nouvelle raison dans la bouche de son héroïne :
« Comme mon rom, tu as le droit
de tuer ta romi. » Certes, mais
la romi en question a envisagé,
quelques jours plus tôt, de faire tuer son rom.
Tout cela ne va pas très bien. Il se pourrait même que tout cela aille assez
mal.
A
ma connaissance, il est un seul cas où une femme, si libre et vivante
soit-elle, peut tout à coup renoncer à se défendre et se laisser maltraiter ou
tuer passivement. Au début du XXI° siècle, Virginie Despentes, une femme
elle-même assez libre, a raconté le viol dont elle a été victime (2). Elle
évoque le couteau juste à portée de main : un tout petit geste, et elle
tue celui qui est en train de la violer, mais rien, c’est l’effet du viol,
aucune réaction, impossible de se soustraire, de contrer l’agression, une
impuissance absolue, l’impression que cela devait arriver (tu vas me tuer,
c’est le destin), une absence à soi-même (« je n’aime plus rien »).
C’est la même histoire dans Carmen,
la fuite à portée de main, et rien… Si ce n’est que, dans Carmen, c’est le violeur qui raconte l’histoire et qu’il ne va sans
doute pas donner cette explication-là. Il
est temps de dire haut et fort ce qui s’est passé entre le moment où Carmen
amoureuse et flamboyante quitte les arènes et celui où elle suit José sans
protester. Il est temps de sortir hors du blanc narratif où l’a enfoui Mérimée
ce récit absent qui rend tout tristement cohérent : Carmen a été violée.
(1) Carmen (1847), Prosper Mérimée, éditions
Flammarion, 1973
(2) King Kong Théorie, Virginie Despentes,
éditions Grasset, 2006 »
Analyse
A venir
Création : 15 septembre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 45. Sophie Rabau 2. Le viol de Carmen
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/09/sophie-rabau-2-le-viol-de-carmen.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire