Classement : antisémitisme ; Céline
Comme annoncé sur la page Patrice
Gueniffey, célinien relativiste ?, je publie ici la version mise à jour d’une page parue antérieurement
dans un autre blog.
Il s’agit de l’analyse comparative de deux passages de l’œuvre de
Céline.
Références
*Céline, Voyage au bout de la nuit,
chapitre 1 (p. 13-14 de l'édition du Livre de Poche, 1965)
*Céline, Bagatelles pour un massacre,
cité dans Hanns-Erich Kaminski, Céline en chemise brune,
Editions Mille et Une Nuits, 1997, p. 37
Voyage au bout de la nuit
Au tout début du livre, on trouve une curieuse notation à propos
de la France et des Français.
Bardamu rencontre un autre étudiant en médecine, Arthur Ganate ;
ils s’assoient dans un café et discutent.
« Après,
la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait
inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de
fil en aiguille, sur le Temps où c'était écrit. "Tiens, voilà un maître
journal, le Temps !" qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. "Y
en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien
besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas !" que j'ai répondu moi pour
montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.- Si donc ! qu'il y en a une !
Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle
race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! et puis, le voilà parti à
m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
-C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est
seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux,
transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le
froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus
loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
- Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos
pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !... »
Céline place dans la bouche de Bardamu une espèce de lieu commun
historique (« ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la
mer ») ; je ne sais pas si Céline est l’inventeur de ce lieu commun
absurde, ni s’il y croyait, peu importe du reste. L’important est dans sa
description des Français : « ce grand ramassis de miteux dans mon
genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim,
la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du
monde ».
Cette description vise à contrer les arguments (en grande partie
ou totalement provocateurs) de Ganate : le journal Le Temps est un défenseur de la « race française » qui
est « une belle race ». Pour Bardamu, en revanche, il n’y a pas de
« race française » mais un « ramassis de miteux ».
Bagatelles pour un massacre
Cette phrase peut être rapprochée de plusieurs passages de Bagatelles pour un massacre (cités par
Kaminski), où Céline exprime son mépris de la France et des Français en
contrepoint de sa haine des Juifs, par exemple (p. 37):
« Je
voudrais qu'il soit proclamé, pour que le peuple sans vertèbres, dit français,
retrouve un peu son amour-propre absolument conclu, certain, trompeté
universellement, qu'un seul ongle de pied pourri de n'importe quel vinasseux ahuri truand
d'Aryen, vautré dans son dégueulage ,
vaut encore cent mille fois plus, et cent mille fois davantage et de n'importe
quelle façon, à n'importe quel moment, que cent vingt-cinq mille Einsteins,
debout, tout dérétinisants d'effarante gloire rayonnante. »
Au premier abord, on comprend parfaitement ce que Céline veut
exprimer : sa haine (viscérale, extrême et insurmontable) des Juifs.
Quand on examine le texte dans le détail, on constate que c’est
plutôt surprenant : le Juif (« Einstein ») est présenté, pour
ainsi dire reconnu, comme un être supérieur (une espèce d'archange), alors que
l' « Aryen » apparaît comme une ordure (« n'importe quel
vinasseux ahuri truand d'Aryen, vautré dans son dégueulage »). Sur ces
prémisses, le raisonnement célinien jaillit dans toute sa splendeur (Céline se
vautre dans une litanie de chiffres, une sorte d'incantation ou un délire) :
125000 « archanges » valent 100000² fois moins que le sous-produit du
sous-produit de l'ordure ("sa rognure d'ongle de pied pourri" !)
« aryenne ».
Comment Céline peut-il penser que ce raisonnement sera cru, sauf
par des imbéciles ; comment peut-il espérer nous faire croire que lui-même y
croit ? Il se place en effet dans le domaine de l'arbitraire le plus total. Il
prétend en fait parler au nom de Dieu, celui dont la parole est le fondement de
la vérité ; celui qu'il faut croire parce que c'est absurde ; Dieu est
supérieur à l'archange et le condamne au profit d'un objet de dégoût.
Hypothèses
a) On trouve peut-être dans tout cela l'écho lointain d'une
conscience sociale : l'affirmation d'une pitié ou d'une solidarité avec le
faible (malade, pauvre, stupide et répugnant) face au fort (riche, bien portant
et moralement et spirituellement estimable). Pourquoi identifie-t-il ce
personnage « parfait » (et par là même haïssable) au Juif ? Pourquoi
accorde-t-il une réalité à ce qui n'est qu'un paradoxe ?
b) Curieusement, le mépris de Bardamu envers les Français
(« chassieux, puceux, transis ») s'est retourné en amour pour l’Aryen
(« n'importe quel vinasseux ahuri truand »). Mais, Bardamu niait que
les Français forment une race, tandis qu’un Aryen ne peut être défini que par sa
race (quelque apparence qu'il revête).
c) Cela a peut-être un lien avec l’arrivée au pouvoir des nazis en
Allemagne (Kaminski montre que Bagatelles
est influencé par le nazisme sur d’autres plans que l’antisémitisme), mais il y
avait déjà du « racialisme », de l’ « obsession
raciale », quoique sous forme déniée et sans lien avec l’antisémitisme,
dès l’époque du Voyage au bout de la nuit.
Ce ne sont que des hypothèses.
Notes
Dans le chapitre VI de Céline en chemise brune (« A l’ombre des tranchées ») dont
est tirée la citation précédente, Kaminski en donne plusieurs autres où Céline
exprime, notamment, son dégoût de la France « telle qu’elle est »
(non régénérée, semble-t-il).
Hanns-Erich Kaminski (1899-1963) est un journaliste allemand, exilé en France après
février 1933 ; il publie son livre sur Bagatelles
pour un massacre en 1938 ; il part au
Portugal après la défaite de 1940, puis en Argentine en 1941.
Création : 19 novembre 2012 dans Blogoliot (http://blogoliot.over-blog.com/article-a-propos-de-deux-passages-de-celine-1932-1938-112610287.html) (page mise à jour le 11 février 2017)
Transfert : 11 février 2017
Mise à jour : 29 septembre 2017
Révision : 29 septembre 2017
Auteur : Jacques
Richard
Blog : Les Malheurs
de Sophisme
Page : 9 Sur deux
passages de l'œuvre de Céline
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.fr/2017/02/sur-deux-passages-de-luvre-de-celine.html
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